Allégations contre les Forces canadiennes

PREMIÈRE PARTIE :Allégations contenues dans les notes de juillet 1996 et réponse de la chaîne de commandement

A. Allégations contre le lieutenant-général William Leach

Le lieutenant-général Leach est l'ancien chef d'état-major de l'Armée de terre et il était le destinataire présumé de la note de service envoyée par le capitaine Poulin, le 9 juillet 1996 (annexe I), qui contenait les allégations contre le colonel Labbé. En 1996, le lieutenant-général Leach était commandant adjoint de la Force terrestre.
 

La note du capitaine Poulin du 9 juillet 1996 accusait le colonel Labbé d'avoir fait des avances inappropriées à une employée civile du mess des officiers. Elle accusait en outre le colonel Labbé d'avoir laissé les étudiants du Collège consommer de l'alcool à bord d'un autobus militaire et aussi à l'intérieur d'un terminal de transport aérien militaire. Le capitaine Poulin y avait aussi ajouté des allégations faites par d'autres étudiants, accusant le colonel Labbé d'avoir arrangé une sortie avec ses officiers dans un club local de stiptease, alors qu'il était chef de Bataillon, au milieu des années 1980. Le capitaine Poulin avait aussi envoyé une deuxième note, datée cette fois du 15 juillet 1996 (annexe II), dans laquelle il critiquait les capacités et les attitudes de beaucoup des instructeurs du Collège de commandement et d'état-major de la Force terrestre. Il critiquait aussi le comportement de ces instructeurs, alléguant même un assaut contre un des étudiants. Il faisait enfin des commentaires très critiques sur les conventions de formation et sur les normes du cours.
 

La note originale du capitaine Poulin, datée du 9 juillet 1996, a été rendue publique le 17 juin 1998, lors d'une conférence de presse donnée par le lieutenant-général Leach. Au cours de cette conférence de presse, des représentants des médias avaient fait circuler des copies de cette note de service et le colonel (à la retraite) Michel Drapeau avait demandé au lieutenant-général Leach s'il avait des commentaires à faire sur cette note de service qui lui avait soi-disant été remise.
 

Une enquête du Service national des enquêtes des Forces canadiennes avait conclu que :
 

Il n'y a pas de preuve permettant d'étayer des accusations d'infractions d'ordre pénal ou militaire contre le lieutenant-général Leach; cependant, cette question devrait être examinée dans une perspective administrative, par la chaîne de commandement. (souligné)

 

Le capitaine Poulin prétend que le lieutenant-général Leach avait pris acte de ses allégations contre le colonel Labbé mais n'avait rien fait.
 

Dans ses commentaires sur cette portion du rapport intérimaire, le lieutenant-général Leach (maintenant à la retraite), a indiqué :  « je n'ai rien à dire ou à ajouter, jusque là. »  Il a aussi exprimé son appréciation d'avoir l'occasion de revoir  « cette partie du travail que vous avez fait jusqu'à ce jour. »  
 

Allégation 1: N'a pas donné suite à des allégations d'inconduite faites contre le colonel Labbé, dans une note de service datée du 9 juillet 1996

Dans sa plainte écrite, le capitaine Poulin prétend que :
 

Vers le 9 juillet 1996, lors de mes discussions avec le (alors) lieutenant-général Leach, nous avions discuté de ma note de service et plus spécialement du comportement du colonel Labbé. En ne faisant rien, le lieutenant-général Leach était en violation directe des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes 7.02 (1) qui stipulent que : " Lorsqu'il y a plainte ou qu'il existe d'autres raisons de croire qu'une infraction d'ordre militaire a été commise, une enquête doit normalement être faite, aussitôt que possible, afin de déterminer s'il existe des raisons suffisantes de porter des accusations. "

L'inaction du lieutenant-général Leach, dans cette affaire, peut aussi être considérée comme une infraction d'ordre militaire, selon l'article 124 de la Loi sur la Défense nationale - négligence dans l'exercice de ses fonctions.

 
Le capitaine Poulin prétend qu'il avait eu une discussion avec le lieutenant-général Leach, le 9 juillet 1996, à propos de la conduite du colonel Labbé et que le lieutenant-général l'avait invité à mettre ses allégations par écrit et à les lui adresser. Le capitaine Poulin avait donc, le même jour, produit une note de service adressée au lieutenant-général Leach et contenant ses allégations contre le colonel Labbé. L'examen de la présente allégation repose sur cette fameuse note du 9 juillet 1996 et sur l'absence présumée de réponse de la part du lieutenant-général Leach ou de toute autre autorité des Forces canadiennes.
 

L'accusation d'infraction d'ordre militaire contre le lieutenant-général Leach repose sur la conviction que ce dernier avait bien reçu la note de service du 9 juillet 1996, qu'il était donc au courant des allégations d'inconduite faites contre le colonel Labbé et qu'il n'avait rien fait.
 

Mon Bureau n'a pas trouvé de preuve qu'une enquête officielle ou toute autre action ait été entreprise, en réponse aux allégations d'inconduite faites contre le colonel Labbé, dans la note du 9 juillet 1996, avant que celle-ci soit rendue publique le 17 juin 1998. À la suite de cette divulgation, le Service national des enquêtes des Forces canadiennes avait lancé deux enquêtes sur les allégations d'inconduite contre le colonel Labbé d'une part et sur l'allégation d'inaction contre le lieutenant-général Leach d'autre part.
 

Le Service national des enquêtes avait conclu ses enquêtes le 28 octobre 1998 et n'avait trouvé aucune évidence permettant d'étayer des accusations d'infraction d'ordre pénal ou militaire contre le lieutenant-général Leach. Dans presque tous les cas au cours de leur enquête, mes enquêteurs ont recueilli les renseignements directement à la source, nonobstant le fait que les enquêteurs du Service national des enquêtes avaient puisé leur information à la même source. Il est bon de rappeler que le but de notre enquête sur cette allégation et toutes les autres, n'était pas de trouver des preuves permettant de porter des accusations. Cela n'entre pas dans le mandat de mon Bureau ni d'ailleurs dans celui de la plupart des bureaux d'ombudsman. Notre enquête a été menée comme une étude administrative des allégations qui ont été faites, afin de faire des recommandations appropriées.
 

Mes enquêteurs ont rencontré le lieutenant-général Leach les 30 juin et 10 juillet 2000. Ce dernier a pris sa retraite des Forces canadiennes le 8 août 2000.
 

Le lieutenant-général Leach a affirmé à mes enquêteurs qu'il ne se rappelait pas avoir jamais vu la note du 9 juillet 1996 du capitaine Poulin. Comme il l'avait déjà souligné aux enquêteurs du Service national des enquêtes, en 1998, il a souligné à mes enquêteurs que s'il avait vu la note du 9 juillet 1996 dans laquelle le capitaine Poulin faisait ses allégations contre le colonel Labbé, il aurait agi en conséquence.
 

Mes enquêteurs ont entendu le témoignage du major Lavoie, en tant que témoin dans cette allégation (annexe III). Il avait déjà servi comme adjoint exécutif du lieutenant-général Leach, lorsque ce dernier était commandant adjoint de la Force terrestre. Le major Lavoie a déclaré qu'il avait placé la note de service du capitaine Poulin, du 9 juillet 1996, sur le bureau du lieutenant-général Leach à qui il en avait fait remarquer la nature particulièrement délicate.
 

Le major Lavoie a déclaré qu'il avait demandé au lieutenant-général Leach, des mois plus tard, ce qu'il était advenu de la note de service du capitaine Poulin. Il a dit avoir posé la question à la suite de l'insistance du capitaine Poulin, et que ce dernier se trouvait à proximité, à ce moment là. Le major Lavoie se rappelle aussi que le lieutenant-général Leach, qu'il considérait comme l'officier qui avait le plus de principes et qui était le plus facile à approcher de tous ceux pour lesquels il avait travaillé, avait alors réagi avec une dureté tout à fait inhabituelle, et n'avait répondu que par un signe affirmatif à sa question  « alors vous vous en êtes occupé général? ». Il a ajouté qu'il n'avait plus jamais abordé ce sujet devant le lieutenant-général Leach.
 

Le 10 septembre 2000, mes enquêteurs ont rencontré le lieutenant-colonel Trudel, à titre de témoin dans cette affaire, à l'hôtel Belson, à Bruxelles. Le lieutenant-colonel Trudel se rappelait que le major Lavoie était l'adjoint exécutif du commandant adjoint de la Force terrestre, à l'époque. Il s'est rappelé que le major Lavoie lui avait montré la note du capitaine Poulin contenant les allégations contre le colonel Labbé. Il se rappelait aussi que, après la conférence de presse du 17 juin 1998, il avait cherché la note en question, mais que celle-ci n'était plus dans le dossier. Aucun des membres du bureau de l'état-major de l'Armée de terre n'a pu expliquer à mes enquêteurs pourquoi la note de service n'avait pas été conservée dans le dossier.
 

Mme Ginette Nault était la secrétaire du lieutenant-général Leach, au Quartier général de la Force terrestre à St. Hubert. Les enquêteurs du Service national des enquêtes l'avaient rencontrée en juillet 1998 et avaient enregistré l'entrevue sur cassette audio. Une copie de cet enregistrement nous a été fournie.
 

Au cours de l'entrevue, Mme Nault avait déclaré que le capitaine Poulin lui avait remis sa note de service qu'elle avait à son tour remise au major Lavoie. Lorsque l'enquêteur du Service national des enquêtes lui avait montré la copie de la note de service du capitaine Poulin, datée du 9 juillet 1996, Mme Nault avait confirmé qu'elle avait bien reçu ce document qui contenait des allégations contre le colonel Labbé.
 

Lorsque l'enquêteur du Service national des enquêtes lui avait demandé si elle avait enregistré la note de service du capitaine Poulin, Mme Nault n'avait pas pu lui donner de réponse directe. Elle avait déclaré que, normalement, elle enregistrait toute la correspondance et que lorsqu'elle recevait un document, elle avait l'habitude de l'enregistrer avant de le remettre au major Lavoie qui examinait toute la correspondance avant qu'elle soit remise au lieutenant-général Leach. Elle avait déclaré ne pas se rappeler si elle avait ou non enregistré la note de service du capitaine Poulin.
 

L'incapacité de Mme Nault de se souvenir spécifiquement d'avoir enregistré la note de service du capitaine Poulin, confirme la déclaration de ce dernier à mes enquêteurs. Il a en effet déclaré que lorsqu'il lui avait remis sa note de service du 9 juillet 1996, Mme Nault lui avait confié que vu la nature délicate de sa note de service, elle ne l'avait pas inscrite dans le registre de correspondance.
 
Table des matières
 

Conclusions

Le major Lavoie et Mme Nault ont affirmé qu'ils avaient bien vu cette note du 9 juillet 1996 du capitaine Poulin. De plus, le lieutenant-colonel Trudel s'est aussi rappelé avoir vu cette note lorsqu'il a pris la suite du major Lavoie, comme adjoint exécutif. Il m'apparaît donc très improbable que le lieutenant-général Leach, bien qu'il ait déclaré ne pas s'en souvenir, n'ait pas vu la note en question qui contenait des allégations d'inconduite contre le colonel Labbé.
 

En tirant cette conclusion, je donne beaucoup de poids aux déclarations que le major Lavoie a faites aux enquêteurs du Service national des enquêtes en 1998 et plus récemment à mes enquêteurs. D'abord qu'il avait averti personnellement le lieutenant-général qu'il avait placé ce document particulièrement sensible au-dessus de la correspondance de routine. Puis qu'il avait demandé, plus tard, au lieutenant-général, ce qu'il était advenu de la note de service du capitaine Poulin. Puis cette réaction abrupte atypique du lieutenant-général répondant qu'il ne croyait pas avoir de comptes à rendre à un capitaine, en parlant du capitaine Poulin. Le major Lavoie a souligné à mes enquêteurs, à quel point cette réaction l'avait surpris, venant du lieutenant-général reconnu pourtant pour être d'un abord très facile. Puis finalement l'insistance du major Lavoie  « Donc, général, vous vous en êtes occupé? » à laquelle le lieutenant-général aurait répondu par ce que le major Lavoie a décrit comme un signe affirmatif non verbal.
 

Même si le lieutenant-général Leach n'avait effectivement pas vu la note du capitaine Poulin, l'on ne peut manquer de conclure qu'il y a eu, dans ce cas, des erreurs administratives commises par la chaîne de commandement des Forces canadiennes. Bien que la chaîne de commandement se garde une certaine latitude pour traiter comme elle l'entend, les plaintes contre des membres des Forces canadiennes, les membres qui s'adressent par écrit au haut commandement (ou à n'importe quel niveau de leur chaîne de commandement) devraient au moins recevoir un accusé de réception leur indiquant que leur note a bien été reçue, qu'il y aura une enquête si cela est jugé approprié et que, advenant qu'une enquête soit faite ou que d'autres mesures soient prises, ils en seront informés. Une telle pratique rassurerait à coup sûr les membres des Forces canadiennes et le public sur la volonté de la chaîne de commandement des Forces canadiennes de prendre acte des plaintes pour inconduite, d'enquêter sur ces plaintes et de prendre toute mesure corrective appropriée. Cela n'a malheureusement pas été fait dans le cas qui nous occupe. Le capitaine Poulin n'a jamais reçu le moindre accusé de réception officiel de sa note de service et il n'a jamais été informé d'un quelconque suivi ni d'une quelconque enquête (il semblerait que rien n'ait été fait à l'époque).
 

Il est troublant de constater que rien n'a été fait pour accuser réception de cette note de service ni pour faire un quelconque suivi. Les plaintes doivent être prises au sérieux et, afin d'assurer que toutes reçoivent l'attention qu'elles méritent et qu'il ne se développe pas, ni ne semble se développer de problème d'ordre administratif dû à la façon dont sont traitées les plaintes, un système devrait être mis en place pour que toute plainte reçoive, de façon automatique et routinière, un accusé de réception et une réponse. Il va sans dire que lorsque des allégations d'inconduite sont ignorées et ne donnent pas immédiatement lieu à une enquête, cela se reflète négativement sur le commandement tout entier des Forces canadiennes. Les membres qui ont déposé des plaintes risquent de partager l'impression que la chaîne de commandement tente de cacher les problèmes et de protéger les siens, tandis que les personnes qui font l'objet de plaintes risquent, elles, de voir leur réputation entachée de soupçons surtout si aucune enquête n'est faite sur ces plaintes et que ces dernières sont susceptibles de refaire surface ultérieurement.
 

Lors de la conférence intitulée " Donner une voix à l'éthique " qui s'est tenue à Ottawa, le 20 octobre 1998, le chef d'état-major de la Défense a confirmé la politique de l'organisation qui encourage les témoins d'abus et de harcèlement sexuel à se manifester sans crainte et à le signaler sans attendre à leur chaîne de commandement. Il a affirmé que ces témoins seraient écoutés et entendus et qu'il y aurait toujours un suivi. Dans ce contexte, je ne suis pas surpris que devant l'inaction du commandement des Forces canadiennes, à la suite de sa note de service du 9 juillet 1996, le capitaine Poulin ait perdu toute confiance dans ce même commandement. En fait, le contrat social qui existait entre le leader et le membre a été brisé par le premier qui, du même coup, a perdu la confiance du second. Cette perte de confiance semble avoir été un facteur significatif dans le développement et l'aggravation du conflit au centre duquel se trouve le capitaine Poulin depuis qu'il a envoyé sa note de service du 9 juillet 1996 et surtout depuis que cette note a été rendue publique lors de la conférence de presse de juin 1998. Ainsi, on peut avancer que les circonstances qui entourent cette affaire sont susceptibles d'entraîner une telle défiance à l'égard de la chaîne de commandement, que les membres des Forces canadiennes pourraient être tentés de divulguer leurs problèmes et leurs inquiétudes aux médias pour s'assurer qu'il en sera pris acte et qu'ils recevront une réponse.
 

Je mets en garde contre la tentation de croire que c'est un problème réglé, simplement parce qu'il était la responsabilité d'une personne qui, depuis, a quitté les Forces canadiennes, que par conséquent il n'existe plus et que le commandement actuel des Forces canadiennes est " renouvelé et amélioré " et s'est débarrassé du poids de son passé. Les Forces canadiennes, dans leur ensemble, doivent maintenant prendre des mesures concrètes pour améliorer leur façon de travailler et mettre en place les mécanismes appropriés pour empêcher que ce genre de situation se reproduise.
 

Recommandations de l'Ombudsman

Je recommande donc que :

1. Des procédures soient mises en place pour assurer que la correspondance qui demande une action des leaders et des cadres, à n'importe quel niveau, soit enregistrée et suivie de façon routinière et reçoive, en temps voulu, une réponse du niveau approprié de la chaîne de commandement.
 

Dans sa réponse à mon rapport intérimaire, le chef d'état-major de la Défense a déclaré que les pratiques et procédures généralement acceptées en matière de gestion de bureau, incluant un système d'enregistrement et de suivi de la correspondance, sont déjà bien établies et utilisées par tout le personnel y compris le haut commandement, au Quartier général de la Défense nationale. Il a cependant reconnu que si ces pratiques et procédures avaient été correctement appliquées, les documents à l'origine de toute cette affaire (les notes de service du capitaine Poulin des 6 et 15 juillet 1996) auraient été convenablement enregistrés.
 

Bien qu'il ne soit pas convaincu que les procédures existantes ne sont pas adéquates, le chef d'état-major de la Défense reconnaît qu'il est primordial que les autorités de l'armée s'assurent de maintenir en tout temps un système d'enregistrement de la correspondance précis et complet. À la suite de mes recommandations, il a donné instruction " de revoir l'orientation actuelle et de renforcer les directives en matière de gestion de l'information enregistrée, dans toute la mesure du possible " (réponse du chef d'état-major de la Défense, le 16 mars 2001, p.2/5).
 

J'accepte cette réponse à mes recommandations; je me réjouis de voir les résultats de cette révision et j'espère être informé de toutes autres révisions visant à renforcer les directives actuelles.
 

2. Les procédures de tenue et de suivi des dossiers impliquent que tous les membres des Forces canadiennes qui déposent une plainte, sont en droit d'exiger un accusé de réception ainsi qu'une réponse, par écrit, donnant tous les détails sur les mesures prises, ainsi que les résultats d'une éventuelle enquête (si approprié).
 

Le chef d'état-major accepte le principe de cette recommandation et son objectif qui est d'assurer que tous les membres des Forces canadiennes qui déposent une plainte écrite, reçoivent un accusé de réception officiel. Il a reconnu le mérite de cette recommandation et s'est engagé à approfondir la question. J'accepte cette réponse et je compte sur lui pour me tenir informé des mesures particulières qui seront prises dans ce sens.
 

3. Les procédures de tenue et de suivi des dossiers impliquent que si aucune réponse écrite ou aucun suivi n'a été enregistré, cela soit porté sans délai à l'attention du supérieur immédiat de la personne qui aurait dû enregistrer ou faire le suivi de la plainte. Lorsqu'une plainte n'est pas enregistrée ou ne reçoit pas un suivi rapide, elle devrait être envoyée au Bureau de l'Ombudsman pour examen de la situation.
 

Le chef d'état-major de la Défense soutient cette intention du rapport intérimaire, d'assurer qu'il existe un système de vérification qui puisse offrir un recours à un plaignant qui n'a eu aucun écho de sa plainte écrite, que ce soit dû à de la négligence ou à une intention délibérée de ne pas répondre. Dans son commentaire sur ma recommandation originale, il souligne que la chaîne de commandement ne saurait être court-circuitée en s'adressant directement à son Bureau; en tant que commandant des Forces canadiennes, il considère que  « la chaîne de commandement doit être responsabilisée dans la résolution des problèmes et le traitement des plaintes et qu'elle doit participer à la solution. En cas de détérioration de la confiance envers la chaîne de commandement, nous devons analyser et réparer cette détérioration...  »  (réponse du chef d'état-major de la Défense, le 16 mars 2001, p. 3/5).
 

Le chef d'état-major de la Défense note, en outre, qu'un membre de l'armée peut en tout temps demander à rencontrer son commandant ;  « c'est une tradition du service  » . Il signale aussi que  « un membre qui croit que sa plainte a été ignorée ou a été traitée de façon inadéquate, peut la référer à une autorité supérieure appropriée dans la chaîne de commandement - il s'agit habituellement de l'échelon immédiatement supérieur dans la chaîne ». Il fait aussi allusion à ces mécanismes de surveillance, internes et externes aux Forces canadiennes, auxquels les membres peuvent s'adresser pour s'assurer que leurs plaintes sont traitées de façon appropriée.
 

Le chef d'état-major de la Défense fait allusion à la " tradition du service " qui permet aux membres de s'adresser à l'officier supérieur responsable, pour signaler qu'une plainte n'a pas été traitée de façon adéquate. Ma recommandation ne doit en aucun cas interférer avec cette " tradition du service ", mais plutôt faire en sorte que cette dernière soit clairement reflétée dans un ensemble de procédures visant à assurer que toute plainte écrite reçoive une attention prompte et efficace. Il faut éviter les délais dus au fait qu'un officier supérieur ne répond pas dans un délai raisonnable ou répond de façon inadéquate en obligeant le plaignant à faire passer sa plainte par de multiples niveaux de la chaîne de commandement. De tels délais contribuent en effet à donner l'impression que la bureaucratie ne sert qu'à empêcher une résolution efficace et opportune des plaintes.
 

Ces recommandations devraient pouvoir être mises en place rapidement, sans grand effort administratif additionnel. Par la même occasion, elles empêcheront efficacement que se reproduise à l'avenir tout manquement de la part de n'importe quel membre de la chaîne de commandement qui ne répondrait pas de façon appropriée aux préoccupations sérieuses qui lui seraient communiquées.
 

Je reconnais que le succès de ces recommandations, dans la mesure où elles sont mises en œuvre, dépend de la volonté de la chaîne de commandement de faire en sorte que ces procédures soient suivies, pas seulement parce qu'il faut suivre les règles, mais plutôt parce qu'elles permettront d'atteindre le niveau de transparence et de responsabilisation que l'on s'est fixé. Je suis convaincu que la mise en œuvre de ces mesures permettra non seulement d'améliorer le bien-être des membres des Forces canadiennes et du ministère de la Défense nationale, mais renforcera aussi la confiance dans la chaîne de commandement.
 

Allégation 2 : Inaction en réponse aux commentaires du capitaine Poulin sur le leadership du colonel Labbé, à la tête du Collège de commandement et d'état-major de la Force terrestre canadienne, à Kingston.

Dans sa plainte écrite, le capitaine Poulin prétend que :
 

Au cours de son entrevue avec le Service national des enquêtes, le lieutenant-général Leach a admis se rappeler que : " ...il (le capitaine Poulin) avait fait des commentaires non seulement sur le contenu du cours mais aussi sur les orientations et les qualifications du PI ainsi que sur le style de leadership et sur les habitudes du commandant du Collège, le colonel Serge Labbé... " Par conséquent, en vertu du paragraphe 11 de l'Ordonnance administrative des Forces canadiennes 19.39, le lieutenant-général Leach avait une obligation de " ...prendre des mesures en rapport avec l'incident. " De plus, le para. 30 de l'Ordonnance administrative des Forces canadiennes 19.39 stipule que : " la notification initiale d'un harcèlement présumé peut être faite verbalement ou par écrit. " Le lieutenant-commander Moore, dans son rapport, n'a jamais fait mention de ces faits ni de l'éventualité connexe d'infractions d'ordre militaire.

 
Le lieutenant-général Leach s'est souvenu de la note de service du capitaine Poulin, du 15 juillet 1996. Il a déclaré à mes enquêteurs qu'il avait apprécié les observations du capitaine, à un moment où justement le cursus du cours devait être entièrement revu. Il s'est rappelé qu'il avait alors considéré les observations du capitaine Poulin comme des facteurs à incorporer dans la refonte du cours.
 

Au cours de son entrevue avec mes enquêteurs, le chef d'état-major de la Défense, le général Baril s'est rappelé que le capitaine Poulin lui avait fait des commentaires très critiques sur le Collège de commandement et d'état-major de la Force terrestre canadienne, peu de temps après son retour de Kingston. Le général Baril a déclaré :
 

...ses (le capitaine Poulin) commentaires (sur le cours) étaient sages à l'époque et ce qu'il m'avait dit de l'influence que le colonel Labbé avait sur le cours ... suggérait qu'elle n'était pas ce qu'elle devait être; je suis allé au Collège et je me suis rendu compte que ce qu'il m'avait dit était exact... ...à cette époque, le colonel Labbé devait quitter le Collège précisément pour les raisons dont (le capitaine Poulin) m'avait parlées; nous (le lieutenant-général Leach et moi-même) étions tout à fait de cet avis. Nous avions un jeune étudiant qui était sorti des rangs pour me dire très exactement ce que nous pensions tous les deux - qu'il fallait enlever (le colonel Labbé) de là, parce qu'il avait une mauvaise influence qui allait à l'encontre de ce que nous voulions faire dans l'Armée de terre. Donc, sur ce plan, (le capitaine Poulin) avait mis dans le mille.

 
La note du capitaine Poulin, du 15 juillet 1996, contient de nombreuses observations sur le contenu du cours, les normes de contrôle des connaissances et la qualité de beaucoup des instructeurs.
 

L'allégation du capitaine Poulin laisse entendre que le lieutenant-général Leach, après avoir reçu sa note du 15 juillet 1996, était dans l'obligation d'agir, conformément à l'Ordonnance administrative des Forces canadiennes 19.39. Cette ordonnance était, alors, la politique des Forces canadiennes en matière de prévention contre le harcèlement en milieu de travail.
  

Conclusions

La note du capitaine Poulin, du 15 juillet 1996, faisait état de ses critiques sur l'instruction, le cursus et les normes de contrôle des connaissances du Collège de commandement et d'état-major de la Force terrestre canadienne de Kingston. Cette note de service a été envoyée au lieutenant-général Leach qui a déclaré avoir apprécié les commentaires du capitaine alors que le Collège devait être fermé pendant un an environ, le temps de réécrire complètement le cours. Il n'a pas démenti avoir reçu cette note du capitaine Poulin, mais a souligné qu'elle ne contenait ni référence ni commentaire sur une quelconque obligation d'agir en vertu de la politique des Forces canadiennes sur le harcèlement.
 

Même si la note du capitaine Poulin, du 15 juillet 1996, ne semblait contenir aucune allégation qui demandait une réponse en vertu de la politique des Forces canadiennes sur le harcèlement, le capitaine Poulin y avait soulevé un certain nombre de problèmes significatifs sur l'instruction, le cursus, les normes de contrôle des connaissances et l'administration du Collège de commandement et d'état-major de la Force terrestre canadienne. Le lieutenant-général Leach a déclaré à mes enquêteurs qu'il avait apprécié ces observations à un moment où le cours subissait une refonte complète; une personne raisonnable peut seulement en conclure que quelques-unes au moins de ces observations avaient quelque mérite. Le chef d'état-major de la Défense a aussi déclaré à mes enquêteurs que les commentaires du capitaine Poulin sur le Collège et sur l'administration du colonel Labbé " étaient sages à l'époque " et que ce dernier " avait mis dans le mille ".
 

Malgré le fait que la chaîne de commandement semblait partager, au moins en partie, l'analyse du capitaine Poulin sur l'administration du Collège de commandement et d'état-major de la Force terrestre, aucun membre de cette même chaîne de commandement ne semble avoir communiqué officiellement avec lui pour prendre officiellement acte de ses critiques ou pour lui donner une réponse écrite ou encore pour l'informer des changements qui étaient apportés au cursus du Collège de commandement et d'état-major de la Défense. Mes recommandations sur la nécessité d'assurer que toute plainte qui est portée devant la chaîne de commandement reçoive un accusé de réception et une réponse adéquate devraient permettre d'éviter que de telles situations se reproduisent.
 

Table des matières

Allégation 3 : N'a procédé à aucune enquête sur les allégations d'abus et d'assaut contre un subordonné, contenues dans la note du 15 juillet 1996

Dans sa plainte écrite, le capitaine Poulin prétend que :
 

Des documents obtenus en vertu de l'Accès à l'information suggèrent que le lieutenant-général Leach a reconnu avoir eu connaissance de et avoir lu la note du 15 juillet 1996 (la deuxième). Le paragraphe 12 de cette note décrit un incident au cours duquel un officier supérieur aurait porté un étranglement à un officier subalterne. (article 95 de la Loi sur la Défense nationale - abus envers un subordonné et article 266 du Code criminel - assaut).
 

En admettant être au courant de l'existence de la note du 15 juillet 1996 et en ne procédant à aucune enquête sur cette allégation d'infraction d'ordre militaire et peut-être d'infraction criminelle, le lieutenant-général Leach était en violation directe des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes 107.02 (1).
 

Il y est stipulé que : " Lorsqu'il y a plainte ou qu'il existe d'autres raisons de croire qu'une infraction d'ordre militaire a été commise, une enquête doit normalement être faite, aussitôt que possible, afin de déterminer s'il existe des raisons suffisantes de porter des accusations ".
 

L'inaction du lieutenant-général Leach, dans cette affaire, peut aussi être considérée comme une infraction d'ordre militaire, selon l'article 124 de la Loi sur la Défense nationale - négligence dans l'exercice de ses fonctions.

 
La préoccupation, derrière ces allégations, était qu'un des incidents décrit par le capitaine Poulin dans sa note du 15 juillet 1996, pouvait être potentiellement considéré comme un assaut ou une infraction au code de discipline militaire et aurait donc dû être référé pour enquête, par le lieutenant-général Leach, à l'autorité appropriée.
 

Comme je l'ai déjà mentionné, le lieutenant-général Leach a admis avoir reçu la note du capitaine Poulin, du 15 juillet 1996. Une copie de cette note a été remise à mes enquêteurs. Ce document, intitulé Commentaires sur le cours 9601 du Collège de commandement et d'état-major de la Force terrestre canadienne, inclut 7 pages sur ce que le capitaine Poulin a décrit comme " incidents qui ont eu un effet négatif sur le groupe, d'un point de vue de formation ". Cette note faisait aussi allusion à ce que le capitaine Poulin disait être plusieurs problèmes dans le cours. En référence à cette allégation, il déclare :
 

À une occasion, un (instructeur) avait mentionné comment - au cours d'un exercice d'entraînement sur les médias - un des étudiants interrogés s'était retrouvé en mauvaise posture. Pour paraphraser le PI, l'instructeur tenait l'étudiant par le cou, dans une position d'étranglement. À ce moment là, tout le monde avait pris cela pour une simple expression imagée. Pourtant, si le commentaire était bénin, le geste posé ensuite, par le PI, ne l'était pas. Après avoir fait ses remarques, il avait attrapé par le cou, l'étudiant qu'il venait d'interroger et avait simulé un étranglement...

 
Au cours d'une entrevue avec mes enquêteurs, le capitaine Poulin a admis qu'il était cet étudiant que le PI avait fait semblant d'étrangler. À ce moment là, il n'avait pas porté plainte pour assaut et n'avait pas identifié la personne qui, selon lui, était coupable d'assaut, bien qu'il connût son identité.
 

Conclusions

Dans sa note du 15 juillet, le capitaine Poulin avait parlé des actions de l'instructeur comme d'un " geste " et qu'il avait " fait semblant de l'étrangler ". Même si la conduite décrite par le capitaine Poulin semble inappropriée dans de telles circonstances, je ne crois pas, qu'à la lecture de sa note, un lecteur le moindrement raisonnable pourrait en conclure qu'un assaut ou une infraction contre le code de discipline militaire avait peut-être été commis, au point de se sentir obligé de le signaler à l'autorité compétente, pour enquête. Que la note ait laissé ou non entendre qu'il y avait eu assaut ou infraction contre le code de discipline militaire, il n'en reste pas moins vrai, comme je l'ai déjà signalé, que le capitaine Poulin aurait dû recevoir, de la part de la chaîne de commandement, un accusé de réception de ses deux notes des 9 et 15 juillet 1996 ainsi qu'une réponse l'informant des mesures éventuellement prises.
 

Table des matières
 

B. Allégations contre le chef d'état-major de la Défense, le général Maurice Baril

Le général Baril est l'actuel chef d'état-major de la Défense et des Forces canadiennes. En 1996, le capitaine Poulin travaillait comme rédacteur de discours, directement pour lui lorsqu'il commandait la Force terrestre avec le grade de lieutenant-général. Le lieutenant-général Leach était alors commandant adjoint avec le grade de major-général.
 

Allégation 1 : N'a procédé à aucune étude administrative et n'a pris aucune mesure corrective en réponse aux allégations faites contre le lieutenant-général Leach

Dans sa plainte écrite, le capitaine Poulin prétend que :
 

Vers le 23 octobre 1998, le Grand Prévôt des Forces canadiennes a envoyé au chef d'état-major de la Défense, pour action, une lettre (NCN 510-001-98), accompagnée du rapport d'enquête du lieutenant-commander Moore, sur le lieutenant-général Leach.

La conclusion de ce rapport pouvait se lire comme suit : " ...cette question devrait être examinée d'un point de vue administratif, par la chaîne de commandement. " À ma connaissance, il n'y a eu ni examen de nature administrative, ni mesure corrective, malgré la recommandation du Service national des enquêtes.

En vertu des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes 4.02 (c), le général Baril a la responsabilité de " favoriser le bien-être, l'efficacité et la discipline chez tous ses subordonnés ". Son inaction à la suite du rapport du Service national des enquêtes, était en violation directe de cette responsabilité.

L'inaction du général Baril, à cet égard, peut aussi être considérée comme une infraction d'ordre militaire, en vertu de l'article 124 de la Loi sur la Défense nationale - Négligence dans l'exercice de ses fonctions.

 
Mes enquêteurs ont rencontré le général Baril, le 16 octobre 2000, à son bureau au 101, promenade du Colonel By à Ottawa. Le général Baril avait reçu, avant l'entrevue, une copie des allégations que le capitaine Poulin avait faites contre lui.
 

Le général Baril a soutenu qu'à n'importe quel moment, à la suite d'une enquête de police, il peut y avoir des raisons qui motivent un examen plus poussé ou des conséquences de nature administrative. Il a indiqué qu'une action administrative peut aller d'une révision de carrière à la libération d'un membre des Forces canadiennes ou à simplement s'assurer que les procédures sont adéquates mais, dans tous les cas, la décision reste à sa discrétion. Dans la situation qui nous occupe, en ce qui concerne l'inaction du lieutenant-général Leach à la suite de la note du capitaine Poulin du 9 juillet 1996, l'action du général Baril s'est limitée à demander au lieutenant-général Leach de lui donner l'assurance que des procédures adéquates étaient mises en place pour garantir qu'à l'avenir, des éléments d'une telle sensibilité ne pourront plus passer inaperçus. Il a poursuivi :
 

Ma réaction à un rapport de ce genre était ... demander au lieutenant-général Leach " y a-t-il actuellement une procédure en place qui permette d'assurer que quand une note sensible arrive, votre AÉ ou son officier d'état-major en prend connaissance et que la note est mise dans une enveloppe ou un dossier spécial l'identifiant comme un document vraiment sensible ... tel a été ma revue administrative - obtenir l'assurance du commandant de l'Armée de terre ...

 
Il a ajouté :
 

Pour moi, la mesure prônée par le Service national des enquêtes, dans son rapport, était que j'entre en scène pour assurer qu'une telle situation ne se reproduirait plus, mais c'est à moi d'en décider. Je n'ai même pas à vous expliquer ce que je fais, mais j'ai décidé de le faire tout de même pour garder une conscience nette ...

 
Le général Baril a déclaré que le capitaine Poulin n'était pas comme la plupart des autres capitaines, en ce sens que :
 

... faisait partie du très petit nombre de capitaines, au Quartier général de l'Armée de terre, qui pouvaient entrer dans mon bureau ... même sans passer par mon AÉ, car nous travaillions ensemble continuellement ... s'il est vrai qu'il avait une note tellement sensible qu'il voulait que nous en prenions connaissance, moi ou le commandant de l'Armée de terre, et que ça lui a pris deux ans pour découvrir qu'aucun de nous ne l'avait lu parce que nous n'avions rien fait, il n'a pas profité de sa situation privilégiée pour venir me voir et me dire ... j'ai discuté avec vous et je vous ai donné la note de service, qu'en avez-vous fait? Je veux dire, je voyageais avec lui et je connaissais ses enfants ... Il pouvait me voir quand il voulait, sans aucune restriction.

 
Le général Baril a affirmé qu'il croyait les conclusions de l'enquête menée par le Service national des enquêtes et que d'après sa propre connaissance du lieutenant-général Leach, il était convaincu que ce dernier n'avait effectivement pas vu la note du capitaine Poulin. Il a raconté que lui et le lieutenant-général Leach (alors major-général) avaient été nommés en 1995, respectivement commandant et commandant adjoint de l'Armée de terre, afin d'y apporter des changements. Il a ajouté :
 

Ignorer des faits de ce genre, aurait été tout à fait contraire à ce que nous avions essayé de faire dans l'Armée de terre; c'est pourquoi j'étais persuadé, comme l'était la police, que le lieutenant-général Leach n'avait pas vu cette note. Je savais qu'il ne l'avait pas vu. ...Si on l'avait vu, il y aurait eu des étincelles ...

 
Conclusions

Le général Baril a expliqué à mes enquêteurs que, quel que soit le résultat d'une enquête dans une affaire d'infraction d'ordre pénal ou militaire, c'est la prérogative exclusive de la chaîne de commandement de décider des mesures administratives à prendre. Cette prérogative demeure, avec ou sans recommandations du rapport d'enquête ou d'ailleurs. Un examen du rapport d'enquête de police sur les allégations faites contre le lieutenant-général Leach, montre clairement que le Service national des enquêtes avait jugé que les preuves qu'il avait recueillies justifiaient une revue administrative de l'affaire même si ces preuves étaient jugées insuffisantes pour porter des accusations d'ordre pénal ou militaire.
 

Les circonstances qui ont fait que le lieutenant-général Leach ne pouvait plus se souvenir de la note du 9 juillet 1996 ni des allégations contre le colonel Labbé qu'elle contenait, en dépit de la preuve que la note en question avait bien été apportée dans son bureau et lui avait été signalée, n'ont pas été examinées jusqu'à ce que le Chef - Service d'examen découvre l'affaire en prenant connaissance de l'exposé que le capitaine Poulin avait préparé pour la conférence de 1998 sur l'éthique de la Défense et que le dossier nous soit finalement remis pour enquête.
 

Le général Baril a expliqué à mes enquêteurs que son intervention administrative, dans ce cas, aurait consisté à demander au lieutenant-général Leach de lui donner l'assurance qu'un système adéquat était en place, qui empêcherait qu'une telle situation se reproduise; puis il aurait fait confiance au caractère et à l'intégrité de ce dernier.
 

Il ne semble pas que le général Baril soit allé au-delà de l'assurance du lieutenant-général Leach que des procédures adéquates étaient en place et qu'il ait tenté de déterminer si les mesures auxquelles se référait le lieutenant-général Leach, existaient à l'époque où le capitaine Poulin avait envoyé sa note en juillet 1996. Il ne semble pas s'être préoccupé davantage de savoir si le lieutenant-général Leach avait mis en place de nouvelles procédures, depuis juillet 1996, empêchant qu'à l'avenir, de la correspondance de cette nature puisse passer inaperçue.
 

Malheureusement, le fait que le général Baril avait confiance dans le caractère et l'intégrité du lieutenant-général Leach ne fait pas grand chose pour corriger le défaut du système de répondre à une allégation sérieuse d'inconduite contre un officier supérieur. C'est à mon avis bien faible pour rassurer les membres des Forces canadiennes et du ministère de la Défense nationale qui veulent voir l'organisation, à laquelle ils appartiennent, appliquer les normes de gestion et les pratiques de gestion du personnel les plus élevées lorsqu'elle doit faire face à d'éventuels problèmes administratifs.
 

Mes enquêteurs ont soigneusement analysé, du point de vue administratif, les circonstances qui ont entouré la soumission de sa note du 9 juillet 1996 par le capitaine Poulin et ils les ont comparées aux procédures en place en 1998. Il est clair qu'il n'y a pas eu de changement significatif dans la façon dont les plaintes sont reçues et traitées.
 

En 1996, le système consistait en un registre de correspondance qui était tenu par la secrétaire du lieutenant-général Leach; toute la correspondance était d'abord examinée par l'adjoint exécutif, le major Lavoie, avant d'être remise au commandant adjoint de la Force terrestre. Les documents d'une importance ou d'une sensibilité particulière étaient portés à l'attention de ce dernier, le lieutenant-général Leach. Comme je l'ai déjà mentionné, le major Lavoie a déclaré avoir suivi la procédure en signalant au lieutenant-général Leach qu'il avait placé sur le dessus de la pile de correspondance un document sensible concernant le colonel Labbé.
 

Comme je l'ai souligné plus tôt, le défaut de la chaîne de commandement d'accuser officiellement réception des deux notes du capitaine Poulin, de juillet 1996, et d'y avoir répondu de façon adéquate semble avoir contribué à la défiance de ce dernier envers le système et envers le commandement des Forces canadiennes. Lors de la conférence de 1998 sur l'éthique de la Défense, le chef d'état-major de la Défense a souligné combien il était important de créer un environnement de confiance qui encourage chacun et chacune à exprimer ses préoccupations et à prendre la responsabilité d'agir. Aussi bien je souscris pleinement à son affirmation d'alors, selon laquelle, dans la plupart des cas, la chaîne de commandement s'efforce de répondre à ces situations, aussi bien je souscris à son commentaire selon lequel il arrive que le système fasse défaut.
 

À mon avis le système a fait défaut au capitaine Poulin. Il a fait défaut en ne réagissant pas promptement aux problèmes d'ordre éthique qu'il avait soulevés dans ses notes de service de juillet 1996. La réponse du général Baril à la recommandation du Service national des enquêtes, de procéder à une revue administrative de l'affaire, a malheureusement renforcé la conviction du capitaine Poulin que la chaîne de commandement avait une fois encore refusé de reconnaître toute infraction et de prendre des mesures correctives. Sa défiance a alimenté, en bonne partie, les conflits qu'il a eus au Bureau de la direction générale des Affaires publiques et ses plaintes contre plusieurs membres du personnel. Celles-ci sont traitées dans la troisième partie de ce rapport.
 

Nous avons recommandé l'adoption, par la chaîne de commandement, de procédures précises qui, si elles sont suivies, assureront que des notes de service contenant des allégations sérieuses, comme les notes du capitaine Poulin de juillet 1996, recevront une réponse à l'avenir. Le fait que la chaîne de commandement reconnaisse que le système actuel a grand besoin d'être amélioré et qu'elle se soit engagée à faire les améliorations qui s'imposent, en adoptant ces recommandations, devrait aider à restaurer la confiance dans la détermination du commandement des Forces canadiennes.
 

Pour être en mesure de détecter les problèmes qui surviennent au sein des Forces canadiennes et les besoins d'améliorer son administration, le commandement compte largement sur les membres des Forces canadiennes pour les lui signaler, afin que les mesures appropriées soient prises. En retour, les membres des Forces canadiennes sont en droit d'attendre de la chaîne de commandement qu'elle prenne officiellement acte des préoccupations et des craintes qu'ils expriment, y réponde et les informe des enquêtes et autres actions qui en découlent. De telles démonstrations de transparence et de responsabilisation servent à injecter de la confiance dans le système et à renforcer celle des membres envers leur chaîne de commandement.
 

Il ne faut pas oublier que, en tant que membre des Forces canadiennes, le capitaine Poulin a déployé beaucoup d'efforts pour documenter ses critiques sur l'administration du Collège de commandement et d'état-major de la Force terrestre et ses allégations d'inconduite contre le colonel Labbé. Que ces critiques aient finalement été justifiées ou non, le capitaine Poulin était en droit d'attendre un accusé de réception lui confirmant que ses critiques avaient bien été reçues et une réponse l'informant du suivi qui serait fait. Il ne s'était rien passé.
 

Je suis d'avis que la chaîne de commandement devrait reconnaître que le système a fait défaut au capitaine Poulin et devrait lui confirmer par écrit son engagement à améliorer le système pour que les plaintes et préoccupations qui seront communiquées, à l'avenir, ne puissent plus être ignorées et reçoivent une réponse.
 

J'ai fait des recherches pour voir comment d'autres organisations de défense réagissaient à ce genre de situation dans laquelle il apparaît que la chaîne de commandement n'a pas répondu de façon appropriée à une plainte d'un de ses membres. Les Forces canadiennes se servent beaucoup des Forces australiennes comme point de référence et de comparaison sur un grand nombre de sujets, à cause des nombreuses ressemblances qui existent entre nos deux organisations de défense. Il semble que le ministère australien de la Défense et la Force australienne de défense ont adopté des valeurs et ont pris des engagements sur le plan éthique qui sont très similaires aux valeurs adoptées et aux engagements pris par le ministère de la Défense nationale et par les Forces canadiennes; cela est particulièrement significatif pour le cas qui nous occupe.
 

La Australian Defence Service Charter affirme que " la Défense s'engage à être honnête, ouverte et équitable ...". Elle affirme en outre que " elle maintiendra les normes de service les plus élevées possible " dans ses rapports avec tous les Australiens et Australiennes, y compris les membres de sa Force de défense. La charte engage aussi l'organisation de la façon suivante :
 

...si pour quelque raison, nous ne respectons pas ces normes, nous expliquerons pourquoi et nous nous efforcerons de corriger la situation. Nous n'hésiterons pas à présenter des excuses lorsque nous ferons des erreurs... (souligné)

 
Les Forces canadiennes et le ministère de la Défense nationale ont aussi pris des engagements " d'honnêteté ", " d'ouverture " et " d'équité ". Ces principes d'éthique se reflètent dans les publications et sont défendus par les leaders d'un bout à l'autre des Forces canadiennes. Ils imprègnent la promotion, par le Bureau du Juge-avocat général, de la réforme du système de justice militaire et ils servent de boussole éthique pour naviguer à travers les mécanismes de résolution de griefs et de plaintes pour harcèlement.
 

Le Bureau du Juge-avocat général fait la promotion des récents amendements à la Loi sur la Défense nationale (S.C. 1998, ch. 35, sanctionné le 10 décembre 1998) qui  « ...modernisent le système de justice militaire en rehaussant sa transparence et son équité...". Le Bureau du Juge-avocat général va plus loin en affirmant que de tels amendements redonnent " confiance aux hommes et femmes des Forces canadiennes envers l'équité et l'ouverture de leur système de justice... » .
 

De façon similaire, le Programme d'éthique de la Défense, du Bureau du Chef - Service d'examen, inclut " honnêteté " et " équité " dans les " obligations en matière d'éthique " auxquelles sont assujettis les membres des Forces canadiennes et du ministère de la Défense nationale.
 

Dans le discours qu'il avait prononcé lors de la conférence de 1998 sur l'éthique de la Défense, le chef d'état-major de la Défense, le général Baril, avait insisté sur l'importance de tels impératifs d'éthique. Il avait parlé de la nécessité de  « créer une nouvelle culture de la confiance et de l'ouverture  ». Il avait déclaré que  « les leaders doivent reconnaître que la chaîne de commandement directe n'inspire pas toujours confiance et que nous commettons des erreurs " et avait ajouté que dans certaines circonstances, il faudrait reconnaître que " nous aurions pu faire mieux  »  (souligné). Comme le général Baril parlait dans le contexte du traitement des victimes de harcèlement sexuel, il avait affirmé que la chaîne de commandement devait encourager les témoins de harcèlement sexuel à sortir des rangs et à le signaler promptement.
 

Le chef d'état-major de la Défense avait déclaré :
 

" Le message que je veux vous passer aujourd'hui est le suivant : D'abord, tout le monde a une voix dans le domaine de l'éthique. Ensuite, tous ceux et celles qui veulent exprimer des préoccupations ou des craintes reliées à l'éthique, peuvent le faire sans crainte et ils seront écoutés (...). Que nous soyons victime ou témoin de situations contraires à l'éthique, nous avons une obligation morale de réagir avec promptitude afin de prévenir tout dommage et d'apaiser l'inconfort ". (souligné)

 
Je suis entré en contact avec les personnes responsables d'administrer la charte de la Force de défense australienne et elles m'ont donné plusieurs exemples récents de situations dans lesquelles l'organisation avait reconnu sa défaillance. J'ai remarqué que c'est une pratique courante, dans cette organisation, chaque fois qu'il s'avère qu'il y a eu défaillance administrative.
 

En fait, la Force de défense australienne présente des excuses lorsqu'une plainte est traitée de façon inadéquate et entraîne des inconvénients pour le plaignant et sa famille. Dans un cas récent et tout à fait pertinent, un membre s'était plaint du fait qu'aucune enquête sérieuse n'avait été faite sur une plainte antérieure. L'organisation a répondu ce qui suit, au plaignant :
 

Finalement, je veux vous présenter mes excuses pour le manquement de la "Complaint Resolution Agency" qui n'a pas fait d'enquête administrative sérieuse sur votre cas lorsque des preuves additionnelles sont devenues disponibles en 1998. Je suis tout à fait conscient que le dépôt d'une plainte entraîne généralement des coûts émotionnels et matériels pour le plaignant et je regrette sincèrement que les actions de l'Agence aient en quelque sorte alourdi ce fardeau. (souligné)

 
De la même façon, je suis d'avis que le haut commandement des Forces canadiennes devrait saisir l'occasion de " mettre les choses au point ", " admettre qu'il aurait pu faire mieux " et admettre la responsabilité de devoir " redresser la barre " lorsque des défaillances ou des oublis d'ordre administratif sont identifiés et portés à son attention. Cela est d'autant important quand un témoin fait des allégations graves et que ces dernières ne sont pas traitées selon les normes que le chef d'état-major de la Défense a lui-même définies.
 

En tant que personne à qui sont dévolus le commandement et le contrôle de l'organisation, le chef d'état-major de la Défense est le gardien du système. Il a, par conséquent, l'obligation fondamentale d'assurer l'intégrité de l'organisation. Il serait donc approprié que le chef d'état-major de la Défense reconnaisse lui-même la défaillance du système et exprime ses regrets, étant donné qu'en 1996, il était le supérieur direct du commandant adjoint de la Force terrestre, celui-là même qui avait omis de répondre aux plaintes du capitaine Poulin.
 

Je suggère, en passant, que des regrets sincères feraient sans doute beaucoup pour restaurer la confiance du plaignant dans le commandement des Forces canadiennes et son engagement à prendre ses responsabilités. Cela pourrait aussi permettre de mettre un terme à ces cinq années de disputes internes. Dans Apologies, California Caucus of College and University Ombudsman, UCI Ombudsman: The Journal 1996, M.L. Wagner déclarait :
 

Les gens qui ont été humiliés, espèrent souvent recevoir des excuses. Ils peuvent espérer que des excuses ( ... ) rapporteront la confiance, la dignité et, peut-être, un certain sens de la justice.- UCI Ombudsman: The Journal, California Caucus of College and University Ombudsman, 1996.

 
Recommandation de l'Ombudsman

Je recommande donc que :
 

4. En qualité de commandant des Forces canadiennes, le général Baril reconnaisse officiellement la défaillance de la chaîne de commandement à l'égard du capitaine Poulin, lui exprime ses regrets et lui confirme personnellement la détermination des Forces canadiennes de mettre en place des procédures qui garantiront que les questions et les préoccupations qui seront soumises à la chaîne de commandement seront enregistrées et recevront une réponse dans tous les cas.
 

À la suite de cette recommandation, le chef d'état-major de la Défense a écrit  « Je suis profondément désolé de cette rupture de la communication ainsi que du stress et de l'anxiété qui en ont découlé chez le capitaine Poulin et sa famille. »  (Réponse du chef d'état-major de la Défense, le 16 mars 2001, p.4/5). Le chef d'état-major de la Défense a accepté cette recommandation et a personnellement écrit au capitaine Poulin pour lui faire part de  « mes regrets devant l'incapacité de la chaîne de commandement de trouver promptement une réponse à ses préoccupations  »  (au capitaine Poulin) et prendre acte des conséquences malheureuses qu'un tel manque de communication a eu sur lui et sa famille ainsi que dans sa confiance à l'égard du leadership des Forces canadiennes.
 

À la suite de ma recommandation, le chef d'état-major de la Défense a écrit au capitaine Poulin, le 17 avril 2001, pour lui exprimer ses regrets personnels devant l'incapacité de la chaîne de commandement de trouver promptement une réponse à ses préoccupations " et pour prendre acte des conséquences malheureuses que cette situation avait pu avoir sur lui et sa famille.
 

Le capitaine Poulin a répondu au chef d'état-major de la Défense, le 20 avril 2001, acceptant les regrets exprimés sans réserve par ce dernier.
 

Dans sa lettre au capitaine Poulin, le chef d'état-major de la Défense a aussi fait allusion aux améliorations apportées, depuis, au système de traitement et de résolution des plaintes et a réitéré son engagement à revoir les procédures afin d'y apporter les améliorations encore nécessaires. Bien que le capitaine Poulin ait initialement exprimé quelques craintes de voir ces commentaires inclus dans la lettre d'excuses, j'accepte ces déclarations du chef d'état-major de la Défense, comme étant l'expression de sa détermination à mettre en place des procédures visant à ce que les membres qui soumettront leurs craintes et préoccupations à la chaîne de commandement, reçoivent une réponse adéquate dans tous les cas, comme je le recommande dans mon rapport intérimaire. J'accepte donc la réponse du chef d'état-major de la Défense à cette partie de mes recommandations.
 

Le 19 avril 2001, le chef d'état-major de la Défense écrivait encore au capitaine Poulin  « ...je crois qu'il serait mutuellement bénéfique que nous nous rencontrions pour discuter de la suite à donner à cette affaire, maintenant que l'Ombudsman a terminé son enquête et met la dernière main à son rapport final  » et il l'a invité à communiquer avec son Bureau pour établir une date et une heure qui conviendront aux deux.
 

La réaction du chef d'état-major de la Défense à ma recommandation, ainsi que l'expression de ses regrets et sa reconnaissance des conséquences de cette affaire sur le capitaine Poulin et sa famille, me réjouissent et m'encouragent. Je considère sa réaction positive ainsi que son invitation à rencontrer le capitaine Poulin, comme une indication de sa détermination à se pencher sur les problèmes de mauvaise administration identifiés par mon Bureau, de se pencher aussi sur les conséquences que cette mauvaise administration a eues sur la vie professionnelle et personnelle du capitaine Poulin et à aider ce dernier à mettre un point final à ce chapitre difficile de sa carrière dans les Forces canadiennes.
 

Allégation 2 : Entrave à la médiation proposée par le capitaine Poulin

Dans sa plainte écrite, le capitaine Poulin prétend que :
 

Mon accord original pour régler cette affaire avec M. Sterne, sous les auspices de M. Gervais a été rejeté par le général Baril.

L'action du général Baril, si elle est prouvée, est en violation directe des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes 4.02(c) qui stipulent que : " Un officier doit promouvoir le bien-être et encourager l'efficacité et la discipline chez tous ses subordonnés. " L'intervention directe du général Baril nous a empêché, ma famille et moi-même, de mettre un terme à toute cette affaire.

 
Cette allégation a aussi été faite contre le colonel Lise Mathieu; elle sera traitée plus loin dans ce rapport.
 

Table des matières
 

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