L'Ombudsman exige que des mesures soient prises pour les familles des militaires

Le 9 avril 2010

L’honorable Peter MacKay, C.P., c.r., député
Ministre de la Défense nationale
Quartier général de la Défense nationale
Édifice Major-général George R. Pearkes
101, promenade Colonel By
13e étage, tour nord
Ottawa (Ontario)
K1A 0K2
 

Monsieur le Ministre,

Je souhaite vous remercier de la rencontre que vous nous avez accordée le 9 mars 2010 qui avait pour objet de discuter des graves problèmes liés au traitement des familles des membres des Forces canadiennes décédés. Conformément à votre demande, je vous fournis des renseignements supplémentaires sur les plaintes que notre Bureau a reçues des familles des militaires.

À la suite de notre réunion, j’ai demandé à notre personnel de regrouper et d’évaluer, d’une manière plus générale, toutes les plaintes que nous avons reçues des familles des membres des Forces canadiennes décédés. Avant cette réunion, chaque plainte était traitée séparément, et certaines sont toujours à l’étude. Il est aussi à noter que deux autres familles de militaires ont communiqué avec notre Bureau et qu’elles ont des préoccupations liées au décès de leur proche; toutefois, en raison du deuil qui les frappe, elles ne sont pas encore prêtes à déposer une plainte officielle.

Comme je vous l’ai mentionné pendant notre rencontre et dans notre correspondance antérieure, je reconnais que les Forces canadiennes ont accompli des progrès dans la mise en œuvre des recommandations de notre rapport spécial de 2005, Quand tombe un soldat. Particulièrement, je suis au courant de l’aide fournie par le Centre de soutien pour les enquêtes administratives aux personnes qui ont eu le mandat d’enquêter sur la mort de membres des Forces canadiennes. Je crois aussi comprendre que les familles peuvent maintenant participer davantage aux commissions d’enquête militaires, une première étape très importante.

En même temps, des problèmes importants demeurent, et il faut faire davantage pour s’assurer que les familles des militaires sont traitées de façon équitable et avec compassion après la mort d’un membre des Forces canadiennes. Par exemple, à l’heure actuelle, on n’enquête pas sur toutes les morts à l’aide d’une commission d’enquête, et toutes les commissions d’enquête n’incluent pas les familles. Même si les membres de famille participent à la commission d’enquête, ils font toujours face à des retards déraisonnables en raison des processus administratifs. Il est tout à fait inacceptable que, cinq ans après la diffusion de notre rapport spécial, nous constations encore qu’il y a des familles qui ne sont pas traitées avec la dignité et le respect qu’elles méritent.

Traitement des familles

D’abord et avant tout, je me soucie du traitement général des familles des militaires par les Forces canadiennes. Bien que certains chefs veillent à ce que les familles obtiennent l’aide et les réponses auxquelles elles ont droit, trop nombreux sont ceux qui considèrent encore les besoins des familles comme un élément secondaire, un inconvénient, voire une perte de leur temps. Dans de nombreux cas sur lesquels nous enquêtons, l’élément humain manque et les familles sont livrées à des processus administratifs lents, sans visage et dépourvus de sentiments.

Trop souvent, même quand les résultats préliminaires des enquêtes sont disponibles, les familles se voient privées de l’information et doivent attendre l’approbation des rapports. Il s’agit d’un processus qui peut prendre des années et qui laisse sans réponse des familles de militaires ayant de nombreuses questions sur la mort de leur proche. Nous avons aussi conclu qu’au lieu d’obtenir de l’information ou d’avoir l’occasion de poser des questions, les familles doivent souvent présenter des demandes officielles en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

Dans un de nos plus récents cas, on nous a dit qu’une demande serait faite pour informer la famille seulement après la fin de l’enquête et l’approbation de l’unité responsable. On nous a aussi affirmé qu’une copie du rapport serait transmise à la famille après que les résultats de l’enquête auraient été approuvés par le Chef d’état major de la Défense et après que des parties d’information seraient retranchées, comme on fait généralement pour les demandes officielles en vertu de la Loi sur l’accès à l’information. Encore une fois, ce processus peut prendre des années à aboutir, et c’est souvent le cas.

Dans un autre cas, on s’est engagé envers notre Bureau à ce que la famille soit informée de l’état d’une enquête dont les résultats n’avaient pas encore été approuvés. Toutefois, quand notre enquêteur a communiqué avec la famille deux semaines plus tard, elle n’avait pas encore reçu d’information. 

Des membres de famille ont aussi indiqué à notre Bureau le manque de respect et de compassion à leur endroit de la part des Forces canadiennes lorsqu’ils ont essayé d’obtenir des réponses sur la mort de leur proche. Un des parents nous a affirmé qu’il avait été « traité comme un ennemi » dès le premier contact qu’il a eu relativement à la mort de son fils. La conjointe d’un militaire nous a affirmé qu’elle estimait que la mort de son mari n’était pas une priorité pour les Forces canadiennes, car le rapport d’enquête est demeuré sur le bureau d’une personne pendant un an. Des commentaires comme ceux-là indiquent clairement qu’il faut améliorer considérablement la façon dont les Forces canadiennes traitent les familles.

Dans un autre dossier, notre Bureau a constaté directement le manque fondamental d’empathie de la part des Forces canadiennes. Quand un de nos enquêteurs a tenté d’obtenir de l’information sur la mort du proche d’une famille, le membre des Forces canadiennes qui traitait avec notre enquêteur a refusé de coopérer (avec le soutien de ses supérieurs, selon toute vraisemblance). Lors de leur dernière conversation, notre enquêteur lui a demandé de se montrer compréhensif, car le couple avait perdu un enfant. Le membre des Forces canadiennes a répliqué : « Ils n'ont pas perdu un enfant; ils ont perdu un adulte. » Il a refusé de nous aider avec la demande d’information de la famille.

Le manque flagrant de compassion dans ces cas n’est certainement pas fidèle à la position et à l’engagement que vous avez exprimés lorsque nous nous sommes rencontrés en mars, ni aux commentaires formulés par votre Bureau en décembre dernier qui énonçaient que : « les familles des militaires ont touhours été une de vos priorités... et toute l'aide que nous pouvons fournir en ce qui a trait à une blessure ou à une perte de vie est la moindre des choses que nous puissons faire pour nos hommes et femmes en uniforme. »   

Délais

En plus du mauvais traitement en général reçu par plusieurs familles de militaires qui ont communiqué avec notre Bureau pour obtenir de l’aide au cours des dernières années, la plainte la plus souvent formulée portait sur les longs délais en vue d’obtenir de l’information des Forces canadiennes sur les circonstances entourant la mort d’un proche. Vous trouverez ci-dessous des détails sur des plaintes qui sont à diverses étapes de leur enquête au sein de notre Bureau.

Veuve du Caporal chef Mark Allen : Elle attend depuis septembre 2008

Voici un exemple d’une plainte récente adressée à notre Bureau. Mme Elaine Allen a communiqué avec nous pour que nous l’aidions à obtenir de l’information à la suite de la mort de son mari, le Caporal chef Mark Allen, qui est décédé d’une crise cardiaque le 31 août 2008 pendant son congé de maladie.

Bien que nous enquêtions toujours cette plainte, Mme Allen nous a informés qu’en décembre 2008 on lui a affirmé qu’il y aurait une enquête sommaire sur la mort de son mari. Sa seule participation à l’enquête a été de répondre à des questions et à fournir de l’information à l’enquêteur.

Mme Allen a déclaré que l’enquêteur a communiqué avec elle en février 2009 et que l’enquête était terminée. Elle nous a avisés que, depuis, elle a essayé, sans succès, d’obtenir de l’information sur l’enquête et sur la mort de son mari. Elle a présenté une demande officielle en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, mais elle a dit à notre enquêteur que le ministère de la Défense nationale avait de la difficulté à trouver les documents demandés.

Nous avons pu déterminer que le rapport de l’enquête sommaire n’avait pas été approuvé à l’échelle du commandement, qui a ordonné une nouvelle enquête dans le but de répondre aux préoccupations soulevées par Mme Allen. Mme Allen a été informée de ce nouvel examen en mars 2010, plus d’un an après la conclusion de l’enquête sommaire. Son mari est décédé il y a 19 mois, et elle n’a toujours pas obtenu de réponses à ses questions.

Parents du Caporal Steven Gibson : Quatre ans pour traiter une demande d’accès à l’information

Le 26 septembre 2003, le Caporal Steven Gibson est décédé dans un accident de la circulation sur une route publique alors qu’il était en service. Sa famille a été tenue au courant de certains détails par l’officier qui leur avait été affecté. Une commission d’enquête a été convoquée en 2003 avant que la participation des familles aux enquêtes soit chose courante; M. et Mme Gibson n’ont donc pas pris part à l’enquête.

Au début, la communication était bonne entre les Forces canadiennes et les Gibson. Toutefois, elle a été interrompue quand la fiancée du Caporal Gibson a entrepris une action en justice relativement au décès de ce dernier.

M. et Mme Gibson ont présenté, en mai 2004, une demande officielle en vertu de la Loi sur l’accès à l’information pour obtenir le rapport de la commission d’enquête. Ils ont été avisés que le rapport n’était pas terminé et on leur a demandé de présenter une nouvelle demande dans un mois ou deux. En juin 2006, M. et Mme Gibson ont reçu une lettre les informant que le rapport de la commission d’enquête avait été approuvé par le Chef d’état major de la Défense. Toutefois, étant donné l’action en justice pendante, les Gibson ont obtenu seulement certains renseignements sur l’enquête. Ils n’ont pas reçu le rapport avant juin 2008, et ce, après notre intervention. De plus, les Gibson ont seulement reçu le rapport qui résumait les activités de la commission d’enquête et non les annexes de la preuve mentionnées dans le rapport.
 

M. et Mme Gibson veulent maintenant obtenir les annexes de la preuve mentionnées dans le rapport. Ils ont reçu comme directives de présenter une autre demande officielle en vertu de la Loi sur l’accès à l’information. Notre bureau a essayé d’intervenir afin de leur procurer ces documents ou d’organiser une rencontre où ils auraient l’occasion d’examiner les passages des documents qui les intéressaient le plus. Malheureusement, on nous a indiqué que le seul moyen à leur disposition était de présenter une demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information. Il aura fallu quatre années et l’intervention de notre Bureau pour que cette famille obtienne seulement une partie de l’information relativement à la mort de leur fils.

Famille de l’élève-officier Joe Grozelle : Elle attend toujours après six ans

M. Ron Grozelle a présenté une plainte à notre Bureau sur la façon dont sa famille a été traitée après la disparition et la mort de son fils, l’élève officier Joe Grozelle. L’élève officier Grozelle est mort en octobre ou en novembre 2003 pendant ses études au Collège militaire royal de Kingston. Une commission d’enquête a été convoquée le 13 janvier 2004 et annulée la même journée. Il y a eu plusieurs enquêtes policières.

En août 2007, on a annoncé à la famille de l’élève officier Grozelle qu’elle pourrait assister à une commission d’enquête. Vous avez écrit à M. Grozelle le 12 octobre 2007 pour l’informer qu’il y aurait une commission d’enquête et lui indiquer le nom de l’autorité convocatrice. La commission d’enquête a eu lieu en avril 2008, plus de quatre ans après la mort de l’élève officier Grozelle.

La commission d’enquête est terminée, mais le rapport n’a pas encore été approuvé; M. Grozelle a été informé que des avocats à Toronto procédaient actuellement à son examen. Pour obtenir une copie du rapport de la commission d’enquête, M. Grozelle a présenté une demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information le 4 mars 2010. On l’a informé que le ministère de la Défense nationale ne peut fournir une copie du rapport avant qu’il soit approuvé par le Chef d’état major de la Défense. Environ six années et demie se sont écoulées depuis la mort du fils de M. Grozelle.

Famille du Caporal Stuart Langridge : Deux années et ce n’est pas fini

Le Caporal Stuart Langridge s’est suicidé le 15 mars 2008. Dans un premier temps, aucune enquête administrative n’a été lancée sur sa mort. Devant l’insistance de Mme Sheila Fynes, la mère du Caporal Langridge, une commission d’enquête a été convoquée en novembre 2008. Toutefois, les membres nommés à la commission d’enquête n’étaient disponibles que pour deux semaines. Comme il a été déterminé que deux semaines n’étaient pas suffisantes pour cette tâche; cette commission d’enquête n’a donc pas eu lieu. Une nouvelle commission d’enquête a été organisée en janvier 2009; elle a commencé 10 mois après la mort du Caporal Langridge. La famille du Caporal Langridge a assisté à la commission d’enquête.

Les membres de la commission d’enquête ont terminé le rapport le 31 mai 2009. La famille n’a pas reçu une copie du rapport et elle n’a pas été informée verbalement des conclusions et des recommandations de la commission. En décembre 2009, plus de cinq mois après la rédaction du rapport, la famille a été avisée que l’on envoyait le rapport de l’enquête au Quartier général de la Défense nationale pour fins d’approbation. Plus d’un an plus tard et deux ans après la mort du Caporal Langridge, le rapport de la commission d’enquête est toujours au Quartier général de la Défense nationale en instance d’examen avant l’approbation.

Veuve de l’Adjudant-chef Joel Sorbie : Tenue dans l’ignorance depuis août 2006

Le 31 août 2006, l’Adjudant-chef Joel Sorbie est mort d’une crise cardiaque après avoir participé à une course de Terry Fox organisée par sa base. Sa veuve, Mme Anne Marie Sorbie, a reçu la majorité de l’information sur sa mort par l’entremise de l’officier qui lui avait été affecté par les Forces canadiennes.

Une commission d’enquête a été convoquée le 10 janvier 2007, plus de quatre mois après le décès. Mme Sorbie n’a pas participé à la commission d’enquête. Le président de la commission d’enquête a informé Mme Sorbie de ses conclusions en juin 2007. Il a ensuite soumis le rapport à son commandant en novembre 2007, et le rapport a été transmis à l’autorité convocatrice le 5 décembre 2007. Le rapport n’a pas encore été approuvé.

Mme Sorbie a indiqué à notre Bureau qu’elle était dans un mauvais état d’esprit quand elle a rencontré le président de la commission d’enquête et qu’elle ne se souvient pas de tout ce qui a été dit. Elle a depuis lors demandé une copie du rapport de la commission d’enquête. Elle a présenté diverses demandes aux Forces canadiennes entre 2007 et 2009, mais elle n’a pas reçu le rapport. Un représentant des Forces canadiennes a parlé avec Mme Sorbie à deux reprises (en août 2009 et en janvier 2010) et il a répondu à un grand nombre de ces questions. Malheureusement, lors de leur dernière conversation, Mme Sorbie a appris que le rapport de la commission d’enquête n’avait pas encore été approuvé, plus de trois ans et demi après la mort de l’Adjudant-chef Sorbie et qu’elle recevrait une copie du rapport seulement quand il serait approuvé.

Conclusion

Les familles des membres des Forces canadiennes décédés méritent de savoir ce qui est arrivé à leur proche et, dans de nombreux cas, ce que les Forces canadiennes entendent faire à cet égard. Dans de nombreux cas, les familles ne reçoivent pas cette information en temps opportun ou leur demande reste sans réponse. Le processus d’enquête sur une mort ainsi que l’examen et l’approbation des enquêtes doivent prendre en compte les besoins de la famille relativement à leur participation, à l’information et à la clôture de l’enquête dans un délai raisonnable.

Il est également évident que certaines des personnes qui traitent avec des familles endeuillées doivent faire preuve de plus de sensibilité et être plus respectueuses relativement à la perte éprouvée par les familles. Malheureusement, de nombreuses familles signalent qu’elles avaient l’impression qu’elles ou leurs proches étaient une source de problèmes et que cette impression n’est pas toujours dissipée quand l’affaire est examinée. En fait, en me fondant sur les plaintes transmises à notre Bureau, je dirais que de nombreuses familles doivent faire face à une bureaucratie insensible lorsqu’elles vivent un drame personnel.

Pour régler la situation pour ces familles, nous devons nous assurer que les Forces canadiennes et le ministère de la Défense nationale continuent d’apporter des améliorations à la façon dont sont traitées les familles endeuillées. En particulier, les familles doivent être tenues au courant pendant tout le processus. De plus, il est évident que le processus est beaucoup trop long et qu’il nécessite des échéanciers.

À cette fin, je recommande fortement que :

  1. les familles soient informées et soutenues pendant tout le processus et que leurs besoins d’information soient reconnus et satisfaits;
  2. que des enquêtes administratives soient tenues dès que possible après un décès, avec la participation des familles et, qu’une fois que l’enquête sur la mort est terminée, les Forces canadiennes terminent et approuvent le rapport, dans un délai maximal de six mois, en plus d’informer la famille des résultats.

J’aimerais vous remercier une fois de plus de nous avoir rencontrés pour discuter de cette question urgente. J’espère que nous bénéficierons de votre soutien pour effectuer les changements nécessaires afin de nous assurer que les familles des membres des Forces canadiennes décédés soient traitées avec l’aide et la compassion à la mesure des sacrifices qu’elles et leur proche ont faits pour les Forces canadiennes et le Canada.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

L’Ombudsman du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes,
 

Pierre Daigle
Ombudsman

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