L'Ombudsman est grandement troublé par la façon dont sont traitées les familles des militaires

Le 1er décembre 2010

L’honorable Peter MacKay, P.C., c.r., député
Ministre de la Défense nationale
Édifice Major-général George R. Pearkes101, promenade Colonel By
13e étage, tour nord
Ottawa (Ontario) K1A 0K2

 

Monsieur le Ministre,

La présente fait suite à votre lettre du 20 août 2010 concernant le traitement de plusieurs familles de membres des Forces canadiennes décédés.

Depuis la réception de votre lettre, des membres de mon personnel ont pris le temps de communiquer avec chaque famille et d’assurer un suivi afin d’obtenir des nouvelles récentes sur les préoccupations que je portais à votre attention dans ma lettre du 9 avril 2010. Vous vous rappellerez que, pendant notre rencontre en mars dernier ainsi que dans ma lettre de suivi, j’ai discuté des problèmes majeurs auxquels faisaient face plusieurs familles qui avaient perdu un proche, et je vous ai incité à effectuer les changements nécessaires pour vous assurer que les familles des membres des Forces canadiennes décédés sont traitées de façon équitable et avec compassion, particulièrement étant donné les sacrifices qu’elles et leur proche ont faits pour les Forces canadiennes et le Canada.

Je dois dire, Monsieur le Ministre, que, après quatre tentatives visant à attirer l’attention des Forces canadiennes sur ces problèmes extrêmement troublants aux dimensions humaines, je suis encore une fois très déçu de votre réponse. Vous avez fourni très peu en matière de nouveaux renseignements, et les Forces canadiennes et le ministère de la Défense nationale n’ont pas encore pris de mesures concrètes pour mener à bien les changements nécessaires, notamment fournir aux familles endeuillées des séances d’information, des rapports et des réponses relativement au décès d’un membre de leur famille. Je vais réitérer mes préoccupations ci-dessous.

Caporal Stuart Langridge

La famille Fynes, qui attend une réponse depuis deux ans et demi, a tenu une conférence de presse à Ottawa le 28 octobre 2010 dans une tentative désespérée d’obtenir des réponses aux préoccupations qui persistent depuis la mort de leur fils. Cette famille estimait être laissée de côté et réduite au silence par les Forces canadiennes et que vous ne vous préoccupiez guère de leur situation.

Je trouve déplorable que Mme Fynes ait estimé qu’elle devait exposer publiquement la perte douloureuse de son fils et son délaissement par les Forces canadiennes dans le but d’obtenir des réponses aux préoccupations très troublantes qu’elle a depuis longtemps.

Le Caporal Stuart Langridge s’est suicidé le 15 mars 2008. Dans ma lettre du 9 avril 2010, je vous ai informé que la Commission d’enquête avait terminé un rapport le 31 mai 2009, et, en décembre 2009, 21 mois après le décès du Caporal Langridge, sa famille a été avisée que ce rapport était envoyé au Quartier général de la Défense nationale aux fins d’approbation. Il est répréhensible que la famille Fynes continue d’attendre une copie du rapport de la commission d’enquête.

Dans votre réponse, vous avez indiqué qu’en raison de retards initiaux au sein de l’unité d’appartenance du Caporal Stuart Langridge, une autre enquête sommaire avait été ordonnée pour investiguer sur les causes des retards. Nous avons étudié le mandat (daté du 22 juin 2009) de l’enquête sommaire, qui a pris fin le 19 juin 2010, et il n’y a aucune mention de l’enquête sur les causes des retards. Le mandat de cette enquête sommaire indique que cette dernière était convoquée en prévision d’un litige et qu’elle faisait l’objet d’une protection en vertu du secret professionnel.

Caporal-chef Mark Allen

Le Caporal-chef Mark Allen est décédé d’une crise cardiaque le 31 août 2008 pendant son congé de maladie.

À la suite de la participation répétée de mon Bureau, Mme Allen a obtenu un entretien concernant le rapport de l’enquête sommaire en juillet 2010. De plus, elle a reçu des nouvelles en août et encore une fois le 29 septembre 2010 quand on l’a informé que « l'examen juridique de l'enquête sommaire était terminé et que le personnel des enquêtes administratives avait envoyé le dossier au commanement de la 1re Division aérienne du Canada par la chaîne de commandement à des fins d'approbation. Je vous enverrai d'autres nouvelles sur l'état de la demande dans un mois, s'il y a du nouveau [traduction]. »     

Le 23 novembre 2010, Mme Allen a informé notre Bureau qu’elle avait rencontré l’officier responsable et que pendant cette rencontre, on lui avait lu la lettre que le commandant de la 1re Division aérienne du Canada avait envoyée au Chef d’état-major de la Force aérienne avec le dossier de l’enquête sommaire. Mme Allen a indiqué que le commandant n’était pas d’accord avec la conclusion selon laquelle le décès du Caporal-chef Mark Allen était lié au service militaire. Le commandant était d’accord avec la plupart des recommandations, et le dossier de l’enquête sommaire doit être soumis à deux autres niveaux d’approbation.

Plus de deux ans depuis la mort de son mari, Mme Allen attend toujours le rapport d’enquête sommaire qui a été soumis à la 1re Division aérienne du Canada en juin 2009.

Caporal Stephen Gibson

Le 26 septembre 2003, le Caporal Stephen Gibson est décédé dans un accident de la circulation sur une route publique tandis qu’il était en service.

Votre lettre a confirmé notre information selon laquelle le rapport de la commission d’enquête a été examiné et approuvé par le Chef d’état major de la Défense en décembre 2005 et qu’une copie du rapport n’avait pas été donnée à la mère du Caporal Stephen Gibson, Mme Gibson, avant juin 2008, presque cinq ans après le décès de son fils. Comme il a été indiqué dans ma lettre du 9 avril 2010 et malgré la demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information faite par Mme Gibson en mai 2004, elle a seulement reçu un rapport qui résumait les activités de la commission d’enquête et non les annexes de la preuve mentionnées dans le rapport. 

Votre réponse du 20 août 2010 indiquait que le personnel du GI du Chef d’état major de la Force terrestre communiquerait avec la famille pour discuter de leur demande visant à obtenir d’autres renseignements. Ce n’est que le 23 novembre 2010, et après la participation continue de notre Bureau, que quelqu’un a communiqué avec la famille. On a dit à la famille Gibson qu’elle recevrait d’ici Noël une copie du rapport de la commission d’enquête dont certaines parties seraient retranchées.

Il s’est maintenant écoulé plus de sept ans depuis la mort du Caporal Stephen Gibson.

Élève-officier Joe Grozelle

Quand M. Ron Grozelle a communiqué avec notre Bureau pour la première fois, il estimait qu’il avait été traité comme un ennemi par les Forces canadiennes depuis la disparition et la mort de son fils, l’Élève officier Joe Grozelle, en octobre ou novembre 2003, pendant qu’il poursuivait des études au Collège militaire royal à Kingston. Bien qu’il ait eu la possibilité de participer à la commission d’enquête plusieurs années après le décès de son fils, ce n’est qu’après un grand nombre d’interventions de la part de notre Bureau que M. Grozelle a finalement obtenu un entretien particulier avec le président de la commission d’enquête le 13 août 2010 et qu’il a reçu une copie du rapport de la commission d’enquête à la fin octobre 2010.

M. Grozelle a aussi demandé d’autres nouvelles du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC), et, malgré des demandes répétées à ce sujet, le personnel de mon Bureau a été incapable de faciliter une rencontre entre M. Grozelle et le SNEFC.

Bombardier Jérémie Ouellet

Le Bombardier Jérémie Ouellet est mort en Afghanistan le 11 mars 2008 pendant qu’il attendait son rapatriement en raison d’une blessure à la cheville.

Votre réponse du 20 août 2010 a indiqué que les Forces canadiennes s’employaient à constituer une commission d’enquête et que la famille Ouellet serait invitée à y participer. Mme Ouellet a reçu la même information le 16 août 2010.

Le 27 octobre 2010, mon Bureau a été avisé que la commission d’enquête commencerait la semaine suivante, mais le président de la commission a été révoqué à la dernière minute étant donné qu’il était un ancien superviseur du Bombardier Ouellet. Il est inconcevable que la possibilité de conflits d’intérêts n’ait pas été évaluée avant la nomination des membres de la commission d’enquête.

Un nouveau président devait être nommé à la commission d’enquête, mais quand nous avons demandé si cette personne serait bilingue (car la famille Ouellet est unilingue francophone), les Forces canadiennes nous ont indiqué que cela serait pris en considération. Étant donné nos préoccupations concernant le fait que la famille ne pourrait pas communiquer avec le président de la commission d’enquête, nous avons été informés la même journée que la commission d’enquête serait remise dans le but de recommander que le Secteur du Québec de la Force terrestre soit chargé de la commission d’enquête pour que le président de la commission puisse parler français et communiquer avec la famille Ouellet.

Dans votre lettre, vous avez indiqué que le rapport initial dans ce dossier avait été traduit de façon à satisfaire à la langue de préférence de la famille. Cette famille ne peut avoir une langue de préférence étant donné que ses membres peuvent seulement communiquer en français.

Monsieur le Ministre, je trouve incroyable et tout simplement inacceptable que les Forces canadiennes, qui n’ont pas pris en considération la langue de communication de la famille lors de l’enquête sommaire, ne tiennent toujours pas compte de celle-ci lors de la convocation d’une commission d’enquête deux ans et demi après le décès de leur fils.

Adjudant-chef Joel Sorbie

Le 31 août 2006, l’Adjudant-chef Joel Sorbie est mort d’une crise cardiaque après avoir participé à une course de Terry Fox organisée par sa base.

Votre réponse a seulement rappelé les renseignements que je vous avais fournis dans ma lettre et n’a offert aucun nouvel élément d’information. Au 28 octobre 2010, rien n’avait changé étant donné que Mme Sorbie a confirmé que les Forces canadiennes n’avaient pas communiqué avec elle depuis janvier 2010 et, plus de quatre ans après le décès de son mari, elle n’avait toujours pas reçu une copie du rapport de la commission d’enquête.

Conclusion

Dans votre lettre la plus récente du 20 août 2010, vous étiez d’accord pour dire que la dignité et le respect doivent constituer les fondements de notre engagement envers les familles des militaires, en particulier celles qui ont perdu un membre de famille. Ces principes et valeurs n’ont aucunement été respectés lors de communications avec M. et Mme Fynes, les parents du Caporal Stuart Langridge, et de nombreuses autres familles.

Combien de familles doivent faire état de leur épreuve publiquement dans leur tentative désespérée d’obtenir de l’information du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes relativement à la perte d’un être cher?

Combien de temps doivent attendre les familles avant de décider qu’elles ont assez patienté?

L’élément humain de l’épreuve que vit une famille est-il parfois une priorité pour ceux dont la responsabilité est de répondre, d’examiner ou d’enquêter sur la perte d’une vie?

Les réponses insatisfaisantes que vous m’avez données à ce jour me portent à croire que les Forces canadiennes ne prennent pas au sérieux ces importants problèmes aux dimensions humaines. Cette situation est extrêmement décevante.

Bien que je n’aie pas pu obtenir de réponses pour les familles endeuillées susmentionnées ou leur fournir de l’aide, je continuerai de soulever ces questions importantes jusqu’à ce que les Forces canadiennes répondent de façon équitable et avec compassion aux préoccupations de ces familles de militaires.

Votre lettre constitue une réponse intérimaire en attendant les recommandations du Vice chef d’état major de la Défense qui a reçu le mandat de mener une enquête approfondie sur chaque cas mentionné dans notre lettre. Vous indiquez aussi qu’il est nécessaire d’adopter des directives et des normes nationales pour la tenue de ce genre d’enquêtes et que l’on procède à leur élaboration. Je ne réussis pas à comprendre quelles directives et normes nationales doivent être élaborées dans le but de s’occuper des familles qui vivent le deuil d’un militaire qui s’est montré loyal envers son pays et les Forces canadiennes. Une responsabilité illimitée exige des soins et de la compassion illimités pour les familles.

Je réitère l’urgence d’apporter les changements nécessaires pour offrir du soutien et des soins aux familles dès qu’elles apprennent le décès d’un proche et jusqu’à la fermeture d’une commission d’enquête. De plus, les Forces canadiennes ne devraient pas prendre plus de six mois pour terminer et approuver le rapport d’une commission d’enquête, en plus d’informer la famille des résultats. Le processus sera seulement crédible si la haute direction se charge de faire respecter les délais et si les familles sont tenues informées pendant chaque étape du processus jusqu’à ce qu’elles reçoivent leur propre copie du rapport de la commission d’enquête.

Monsieur le Ministre, comme je vous l’ai mentionné par le passé, les familles des militaires qui perdent un être cher méritent plus que des mots d’encouragement ou une réponse bureaucratique dépourvue d’action concrète. Elles méritent de savoir ce qui est arrivé à leur proche, et ce, dans les plus brefs délais.

Veuillez noter que je vais publier immédiatement toute la correspondance actuelle que nous avons échangée, correspondance qui porte sur cette question importante.

Je vous prie d’accepter, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

 

Pierre Daigle
Ombudsman

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